Il est urgent de préserver la dignité humaine face aux développements des technologies
Alors que perce un nouvel âge, celui de l’IA et des neurotechnologies, comment repenser et redéfinir collectivement notre droit à « la dignité humaine », valeur première d’entre toutes ? Le professeur émérite Yves Poullet pose la question dans un livre important.
« Avec une superintelligence artificielle, notre survie comme espèce humaine est à risque ! », expliquait la semaine dernière à Paris, Yoshua Bengio, l’un des meilleurs chercheurs au monde en IA. Et de sonner l’alarme sur les multiples dangers d’une « superintelligence artificielle » qui ne serait pas alignée avec les valeurs morales de l’humanité. Dans « La dignité humaine à l’heure de l’IA et des neurosciences » ( Collection L’Académie ), Yves Poullet, recteur honoraire et professeur émérite de l’Université de Namur, explore le sujet en profondeur.
« Divers documents internationaux (UNESCO, Union européenne, Conseil de l’Europe…) rappellent l’importance de la dignité comme valeur essentielle à préserver face aux développements des technologies de l’IA, y compris générative et des neurosciences qui autorisent l’homme augmenté, rappelle Yves Poullet. Mais qu’en fait-on ? »
Un développement inouï et sans boussole
L’IA est le grand mythe de notre temps. L’un annonce la destruction en masse de nos emplois, un autre l’émergence apocalyptique d’une conscience robotique hostile, un troisième la ruine d’une Europe écrasée par la concurrence. D’autres encore nourrissent plutôt le rêve d’un monde sur mesure, un nouvel Âge d’or d’où toute tâche ingrate ou répétitive serait bannie et déléguée à des machines ; un Eden où des outils infaillibles auraient éradiqué la maladie et le crime, voire le conflit politique, en un mot aboli le mal. Sous ses avatars tour à tour fascinants ou inquiétants, solaires ou chtoniens, l’IA dit sans doute plus de nos fantasmes et de nos angoisses que de ce que sera notre monde demain.
« À côté des indéniables bénéfices, comment ne pas reconnaître, dans le développement inouï et sans boussole des applications d’une technologie foisonnante, des risques d’atteinte à la dignité humaine ? », souligne, pour sa part, l’auteur.
Ces développements s’opèrent dans un environnement de plus en plus opaque et complexe, comme pour le Machine Learning, une forme d’IA qui permet à l’ordinateur d’apprendre, de s’améliorer sans avoir été programmé. « Le principe du fonctionnement réside dans la confiance totale ou partielle en l’ordinateur. Sur base de paramètres dont le nombre peut, dans certains cas, dépasser le milliard et à partir de corrélations aléatoires et spontanées entre données hétérogènes pouvant être collectées dans des contextes différents… ou sans lien avec la finalité poursuivie. »
Pourquoi l’humain développe-t-il des technologies qui peuvent lui faire perdre sa spécificité
Pour Descartes, dans « Le Discours de la Méthode », seuls les êtres rationnels ont une dignité et seuls les humains ont la rationalité. Mais comment imaginer, aujourd’hui, que l’humain invente des technologies qui abîment sa propre dignité ?
Ce n’est donc plus le philosophe qu’il faut questionner, mais bien l’être humain. Pourquoi, précisément, l’humain développe-t-il des technologies qui peuvent lui faire perdre sa spécificité ? Pourquoi voulons-nous à ce point nous déposséder de ce qui fait notre nature ? Pourquoi voulons-nous faire penser les machines à notre place et faire bouger les robots à notre place ?
Une égale dignité
L’approche kantienne de cette valeur renvoie à « la nécessite » d’une description des risques encourus non seulement par nos libertés individuelles mais, au-delà, par les collectivités, la démocratie, l’environnement, voire notre humanité, estime Yves Poullet. Ces enjeux nouveaux doivent trouver réponse dans la proclamation du droit de chacun à « sa dignité », et donc à « une égale dignité » et à l’autonomie. « Cette réponse exige la consécration de droits nouveaux y compris de neuro-droits pour que survivent l’humain et sa maîtrise de ce qui en définitive n’est que son artefact. »
Yves Poullet plaide notamment pour le droit de participer à la construction de la société de l’information, en particulier aux décisions axées sur l’IA. Il n’est pas le seul. « Il s’agit de la liberté de pensée, de l’autonomie et de la vie mentale privée », rappelait encore Dafna Feinholz, cheffe par intérim de la section Recherche, éthique et inclusion à l’UNESCO, au début du mois. Pas question de rejeter le progrès, mais réaffirmer la primauté de l’humain. « Plus nous cédons à la puissance et à la supériorité de ces outils, plus nous risquons d’être dépassés. Nous devons contrôler ce qu’ils font et ce que nous voulons qu’ils accomplissent, car c’est nous qui les concevons. C’est notre responsabilité pour toutes les technologies que nous créons ».
Autonomes et égaux ?
Reste à savoir quelles valeurs humaines les systèmes d’IA devront respecter ? Comment l’IA peut-elle s’accommoder du relativisme moral, qui fait qu’une même valeur sera considérée comme bonne ou mauvaise selon les individus, les normes, les croyances, les différentes sociétés à une époque donnée ? Entrepreneurs, chercheurs et politiques ont leur part de responsabilité, « du moins si en tant que citoyens nous souhaitons que ce monde nouveau nous accueille autonomes et égaux », continue Yves Poullet.
Pour cette raison, il faut à la fois continuer de chercher à mieux aligner les systèmes d’IA avec les valeurs humaines, leur apprendre les effets de leurs actions, tout en rappelant sans cesse les limitations inhérentes à ces systèmes.
Serons-nous assez vigilants ?
Alain de Fooz
Conférence « La dignité humaine à l’heure de l’IA et des neurosciences » jeudi 27 novembre 2025, Palais Provincial de Mons, 13 rue verte, 18h00



