Haro sur les « techno-illusionnistes » ! Un tract sous forme de livre. Salubre !
L’ingénieur Philippe Bihouix publie, chez Gallimard, un tract dans lequel il critique vivement les « prophètes du progrès », ceux qui pensent que le progrès technologique nous sortira des impasses climatique et économique.
Franchement, que serait la tech sans ses grands-messes, ses gourous et ses oracles ? Que serait la tech sans le traditionnel WWDC d’Apple, les avis de Jensen Huang de Nvidia ou les prises de positions de Sam Altman d’OpenAI ? Prises de parole délivrées sur les réseaux sociaux, en interview ou en keynote devant un parterre d’« élus », peu importe. Le rituel ne change pas.
Pour Philippe Bihouix, ingénieur et essayiste, qui vient de publier « L’insoutenable abondance : faut-il croire les prophètes du progrès ? » (Gallimard, 2025, 61 pages, 3,90 EUR), notre rapport collectif à la « tech » a singulièrement évolué, au point d’adopter progressivement tous les codes d’une religion messianique.
L’IA ou la transformation de l’eau en vin
L’essayiste y voit la réponse à une crise de sens dans les sociétés occidentales. Une façon d’apaiser une dissonance cognitive : vouloir croître économiquement tout en étant conscient des enjeux environnementaux.
« Cette croyance repose sur une vision partiellement sincère, mais souvent intéressée », explique-t-il. De fait. D’un côté, certains sont convaincus que la science trouvera des solutions miracles pour sauver la planète. De l’autre, il y a une logique économique : les promesses technologiques attirent des capitaux, notamment dans l’écosystème des start-ups. On nous vend une « croissance verte », une industrie circulaire, moins polluante, avec moins d’extractions de ressources et d’externalités négatives.
Avec l’essor de l’IA, on atteint les sommets. « Son fonctionnement est devenu littéralement miraculeux, aussi impressionnant que la transformation de l’eau en vin, d’autant plus qu’à peu près personne n’est capable d’expliquer exactement comment l’IA ‘marche’ : comme au temps des messes en latin, le doux peuple inculte est prié de croire et d’ânonner quelques prompts sans avoir accès aux détails techniques, hors de portée intellectuelle, de fait, du commun des mortels -dans lequel je m’inclus bien évidemment. »
La foi dans le progrès répond à des peurs universelles
Et puis, il y a les promesses de salut et même de rédemption. Si l’idée que l’immortalité est à portée de main n’est pas encore tout à fait généralisée, des milliardaires de la tech investissent dans des entreprises qui y travaillent. N’est-il pas déjà possible de faire cryogéniser son cerveau, pour réaliser la délicate opération d’ « upload » tranquillement plus tard, quand elle sera maîtrisée ?
Certes, les prophètes du progrès ont toujours existé. Disons qu’ils se sont suivis plus rapidement depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, avec l’« American Way of Life », l’invention du bac à glaçons, des supermarchés et des parcs d’attractions. « C’est sympa d’imaginer le futur avec des robots qui nous serviront des cocktails quand l’immortalité sera à portée de main -soit en retardant le vieillissement, soit en dupliquant sa conscience dans un data center, commentait récemment Philippe Bihouix lors d’une interview accordée à GoodPlanet Mag. La foi dans le progrès répond à des peurs universelles de l’humanité, celles de la finitude et de la mort. »
Alain de Fooz